mercredi 2 août 2017

Bergères Guerrières de Jonathan Garnier et Amélie Fléchais

Un grand grand coup de cœur pour cette bande dessinée jeunesse ! 

Bergères guerrières est une bande dessinée féministe, qui met à l’honneur de vraies guerrières qui n’ont pas froid aux yeux. Molly, jeune héroïne de dix ans, est sur le point de commencer son apprentissage pour intégrer l’ordre prestigieux des bergères guerrières comme sa tante et sa grand-mère. Les hommes partis à la guerre et jamais revenus, les femmes du village se sont formées aux arts du combat pour protéger leur village. L’ordre de sécurité est un ordre exclusivement féminin. Cependant, Liam, le meilleur ami de notre jeune guerrière, aimerait lui aussi contribuer à protéger ses compatriotes. Qu’à cela ne tienne, prouvant sa bravoure, il est accepté comme novice. Et voilà un féminisme non discriminatoire ! 



Outre son message, le scénario bien ficelé, et superbement illustré, nous invite dans les contrées de la fantasy, où brigands et brumes mystiques rivalisent pour nous happer de pages en pages. Drôles, et émouvants, les personnages ne manquent pas de caractères ! Pour ma part, j’ai une petite préférence pour le personnage de d’Erin, timide jeune fille qui manie le marteau de guerre comme personne ! 



Les dernières pages nous promettent du lourd ; On attend la suite avec une très grande impatience ! 


Bergères Guerrières, Jonathan Garnier et Amélie Fléchais, Glénat

lundi 17 juillet 2017

Mrs. Hemingway de Naomi Wood

         



     Dans ce roman, Naomi Wood se penche sur les quatre femmes qui ont partagées la vie d’Ernest Hemingway.  C’est avec un grand intérêt et émotion que nous plongeons dans l’intimité de ces quatre « personnages secondaires » pour reprendre le titre du livre de Joyce Johnson, elle-même compagne de Jack Kerouac.

         Hadley, Fife, Martha et Mary ont toutes passionnément aimé l’écrivain aventurier qui marqua son siècle, tant par ses frasques et sa vie dissolue que par ses œuvres littéraires et ses écrits journalistiques. Toutes ivres de liberté, elles n’ont su endossé le rôle de femmes cocufiées sans rien dire, sans se battre, pour le garder ou reprendre leur liberté. 

Les quatre chapitres, chacun dédié à la fois à la réminiscence des souvenirs amoureux et à la déchéance de la relation qu’entretenait Hemingway avec chacune, font revivre au lecteur le début du XXe siècle. Naomi Wood réussit avec brio à nous faire revivre à la fois la frivolité des années folles et les grands bouleversements historiques et tragiques.  Dans le premier chapitre dédié à Hadley, les bals et les dîners s’enchaînent, le champagne coule à flots, les femmes et les hommes brillent de tout leur éclat, tant par les bons mots que par leur parure. A contrario, dans le troisième chapitre dédié à Martha, les bombes résonnent et le tumulte de la libération de Paris bat son plein. 

Avec ce roman, Naomi Wood donne une profondeur intime au personnage public qu’est Hemingway, et nous montre aussi, que derrière cet homme, il y avait des femmes aux destins tout aussi étonnants. 

Une vraie réussite !

vendredi 14 juillet 2017

Bleu Pétrole, de Gwénola Morizur et Fanny Montgermont

Bleu Pétrole, c’est l’histoire de la marée noire provoquée par le naufrage de L’Amoco Cadiz en 1978 au large du Finistère. Mais bien plus que le récit d’un naufrage, cette bande dessinée raconte les effets d’un tel cataclysme sur la vie d’une famille. De l’engagement du père devenu maire quelque temps auparavant, au recul pris par le frère ainé, l’équilibre de la famille est bouleversée. 



La scénariste, Gwénola Morizur, en s’inspirant de la vie de sa famille, nous tend un récit d’une grande humanité. Les personnages, tous affectés différemment par cette tragédie, réagissent émotionnellement ou physiquement, exigeant toujours plus d’une justice sociale qui manque cruellement dans un monde où les mers sont dédaignées, comme les hommes qui s’ignorent entre eux. C’est ce que l’on comprend lorsque Lucas, l’aîné, refuse de laisser tomber les hommes qui meurent de faim en Afrique pour remplacer son père à la ferme familiale afin que celui-ci défende au Sénat les protections des océans mais aussi des femmes et les hommes qui y sont liés. Malgré les parcours différents que prennent les personnages, tous sont en quête de justice, et s’impliquent pour la Terre et l’Humanité. 

Et puis, il y a Bleu, cette jeune femme qui semble chercher sa place. Grâce à son objectif, elle capture les images d’une mer polluée, de la vie qui quitte les côtes bretonnes, de ses oiseaux mazoutés, des poissons noirs de pétrole. Profondément attachée à sa terre et à sa famille, elle se sent prise dans un tourbillon qu’elle n’a peut-être pas choisi.

Une très belle histoire de vies, pleine d’humanité ! 

Un grand coup de cœur BD ! 

Bleu Pétrole, de Gwénola Morizur et Fanny Mongermont, Grand Angle, 17,90€

lundi 29 mai 2017

Dans la forêt de Jean Hegland

Ce roman raconte l’histoire de deux adolescentes qui grandissent dans un monde qui se délite. Elles apprennent à survivre dans la forêt, loin de la ville, après ce qui semble avoir été un cataclysme naturel. 



Le coup de force de ce roman n’est pas de nous plonger dans un univers complètement fictionnel, bien au contraire. Nous nous identifions sans mal aux deux jeunes femmes. Pour qui s’intéresse à l’écologie, nous sommes déjà sur le chemin des privations. Cependant, ce roman ne nous offre pas un regard pessimiste sur cette décadence du monde contemporain. Au contraire, il montre une réappropriation d’une nature humaine, des instincts perdus de survie. Nell et Eva se lieront à la nature et expérimenteront ce lien, devenu cordon ombilical. 

Au-delà de la question de la survie, l’auteure illustre avec bienveillance et tendresse l’adolescence et l’amour filial. Les deux sœurs doivent compter l’une sur l’autre, dans les moments les plus durs de la survie : le rationnement, le désespoir, les blessures infligés par les autres hommes. Car le plus grand péril ne viendra pas de la décadence du monde, de l’appauvrissement des ressources. La survie ne consiste pas à se rationner, mais à affronter les hommes et leur pouvoir outrecuidant : 

« La forêt a tué notre père, et de cette forêt viendra l’homme – ou les hommes qui nous tueront. »

De la violence des hommes, naîtra un enfant. Alors, la narratrice devra porter à bout de bras une nouvelle famille, née de la nature dans sa bonté et sa bestialité. 

« Je savais qu’Eva portait une fille et je commençais même à éprouver malgré moi de l’affection pour cette petite fille qui allait tellement compliquer notre existence. Je me disais qu’elle serait un mélange de ma sœur, de ma mère et de moi-même. […] il me semblait voir des générations de femmes disparaître derrière nous et d’autres avancer à grands pas. Je me sentais en relation avec mes aïeules et avec le futur et j’éprouvais – contre toute attente – la profonde satisfaction de la perpétuation. »

La génétique fait place à la force de la généalogie féminine, le monde se perpétue par les femmes qui semblent porter sur leurs épaules et au bout de leur bras, l’amour de l’existence. 


Une reverdie humaine d’une exceptionnelle beauté ! 


Jean Hegland, Dans la forêt, Gallmeister

dimanche 26 mars 2017

Gabacho de Aura Xilonen

                Gabacho, roman publié chez Liana Levi, porte ce bandeau publicitaire : « Un clandestin à la conquête des States ». Ne vous y fiez pas, ce roman est bien plus que ça.



                Liborio, le personnage principal ne possède pas de nom : il s’appelle « le merdeux », « le pue du bec », « le morpion », ou autres surnoms fleuris que lui balance le Boss, son patron qui l’emploie au black. Nous n’apprendrons son nom que bien plus tard, au détour d’une rue, d’une bagarre, d’une rencontre. Et puis, petit à petit, le jeune homme va acquérir une véritable identité, et avec elle il retrouvera le plaisir d’entendre son nom.

                Le roman nous murmure beaucoup avec la simplicité des histoires de quartier. Liborio est un jeune clandestin mexicain, élevé par la rue, qui comme tant d’autres, espère trouver une vie meilleure en passant la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Sur cette traversée, on ne saura que peu de choses. Liborio ne relève que des bribes, quelques souvenirs lâchés par la mémoire. Cette douloureuse traversée n’est néanmoins pas l’essentiel du roman.

                Liborio a hérité du héros picaresque espagnol du XVIe siècle. Ce picaro des temps modernes, orphelin, enfant des rues, a appris la vie avec ses poings. Et grâce à eux, il se hissera de son statut d’esclave clandestin jusqu’à son engagement dans un orphelinat. Cependant, cet antihéros porte en lui une candeur qui fait de ce jeune vagabond un personnage profondément bon et attachant. Gabacho est donc un roman d’apprentissage à la dure, où les poings peuvent sauver.

                Aura Xilonen dessine une galerie de personnages haute en couleurs qui tous montre cette partie de l’humanité qui se bat pour la survie de ceux qui les entourent : Aireen qui prend soin de son grand-père en cumulant les petits boulots, Naomi la jeune orpheline qui souhaite devenir avocate pour aider les plus déshérités, ou le personnel de la maison d’enfants qui recueille Liborio.

La Littérature comme apprentissage


                Enfin, je traiterai d’un dernier aspect de ce livre : celui du livre et de la littérature. En effet, le thème de la littérature traverse tout le roman. Celui-ci commence dans une librairie où travaille clandestinement notre héros. Et ce commencement romanesque, au milieu des livres, n’est pas anodin. La nouvelle existence de Liborio commence à partir de son intérêt pour les livres qui l’entourent. Il fera son apprentissage grâce à la lecture des romans hispaniques qui peuplent les étagères, qu’il lit en secret, bien qu’il en rejette la superficialité. Constamment, il fera appel à ces lectures, en comparant sa propre existence à celle des personnages. On voit en filigrane se dessiner une critique de la littérature qui se détache de l’existence :

« C’est sur cette table que débarquaient les derniers-nés des maisons d’éditions transatlantiques, chiantes à mourir à force de rendre tous les verbes impraticables avec leur « eusse », « visse », « pûtes » et autres stupides précieuseries du même genre ; un langage pour se torcher le cul avec les mots aussi neutres que « pneumatiques » au lieu de « roue », ou bien « habitation », des mots chiants, formels, sans humour, word world wlobalisés. » (p.62).

                Eh bien, Gabacho n’est pas un roman comme ceux-là. La langue est crue, impropre, elle claque et se distord, elle dit le brut, elle dit comme ça vient. Et c’est jouissif ! Plus qu’inventive, elle est créatrice, elle crée de nouveau mots, de nouvelles phrases, et avec eux de nouveaux liens, réseaux langagiers autant que de nouvelles manières de penser. Il faut abattre les murs qu’ils soient territoriaux ou langagiers. Je salue particulièrement le travail de la traductrice qui a merveilleusement su recréé cette créativité et l’oralité de la langue d’Aura Xilonen.


                Enfin, je finirai sur le personnage du libraire latino, le Boss, esclavagiste mais qui, je pense, derrière son cynisme et sa méchanceté cache un véritable intérêt pour Liborio. Et surtout, que de rire pour la libraire que je suis quand je lis certaines critiques de la consommation éditoriale :

« - Il aime plus les romans le narcos ?
- Ben, cette fois-ci il voulait pas un truc mexicain.
- Le drôle d’oiseau dantesque change de goûts comme de chaussettes. Tu vas voir dans quelques temps il va aimer Coelho. Aïe, aïe, aïe.
- Eh quoi, c’est nul, Boss ?
- Ah, mon sagouin, si tu savais ! ça m’étonnerait franchement pas que ça lui plaise à ce drôle d’oiseau, avec toute cette merde qu’il s’envoie dans les yeux.
- Mais c’est ce qui se vend le plus, Boss.
- Et alors ? On ne peut pas vivre sans chiottes parce qu’on va tous chier au moins une fois par jour, mais ce n’est pas pour autant qu’on les met sur un piédestal au milieu du salon, ni qu’on se prosterne devant, non ? » (p. 165)


(Je précise que je n’ai rien contre Paolo Coelho, mais son nom peut être remplacé par d’autres et surtout le soutien la critique du star system littéraire qui devient de plus en plus dévorant.) 

Une auteure à suivre...


Gabacho, Aura Xilonen, Liana Levi
trad. Julia Chardavoine.

lundi 20 février 2017

L'Orangeraie de Larry Tremblay

               Cette chronique est dédiée à un roman de Larry Tremblay, auteur québécois que j’ai eu l’immense plaisir de rencontrer et d’accueillir pendant le festival Atlantide à Nantes en 2015. L’Orangeraie est paru en France en février 2015. Ce roman a déjà reçu le prix des libraires du Québec, le Prix littéraire des enseignants et le Prix littéraires de collégiens, entre autres.


                Pour résumer rapidement l’intrigue, le roman s’ouvre sur un attentat, une bombe éclate dans la maison des grands parents d’Aziz et Amed, les deux personnages principaux, qui habitent de l’autre côté de l’orangeraie, en face de chez les grands parents, en compagnie de leur père et de leur mère. Suite à cet assassinat, un homme venu de la ville demande au père des jumeaux de sacrifier l’un de ses fils pour venger la mort de ses parents et l’affront qui a été fait à Dieu.

                L’intrigue tourne autour des choix que feront les protagonistes. Chaque personnage fait des choix, qui influencent toute l’intrigue jusqu’au dénouement.



                La force de ce roman réside dans la capacité de son auteur, Larry Tremblay, à ne pas porter de jugement. Le jugement de l’auteur, en effet, ne transparaît à aucun moment, et le retournement de situation final permet au lecteur de se faire surprendre par son propre manichéisme. A la fin du roman, nous n’avons aucun moyen de désigner quels personnages appartiennent aux « méchants » et lesquels appartiennent aux « gentils ».

                Larry Tremblay a également choisi de ne faire aucune recherche pour écrire son histoire. L’intrigue n’est jamais située, ce qui permet aux propos de tendre vers l’universalité. C’est une des raisons pour laquelle beaucoup d’enseignants se sont emparés de ce livre pour expliquer les ravages de la haine et de la guerre sur les hommes et sur les enfants. La simplicité des phrases invite tous types de lecteurs à se plonger dans ce roman accessible, mais non dénué de profondeur.

                Selon Larry Tremblay, la guerre se perpétue par l’apprentissage de la haine dès l’enfance. Et c’est bien ce qu’il nous montre dans cette tragédie familiale et humaine. Sans tomber dans le mélodramatique, l’auteur nous livre une histoire forte en émotions tout en incitant à une réflexion humaine sur la haine, la guerre et la transmission générationnelle de ces deux fléaux.

                A lire de toute urgence !

L’Orangeraie, Larry Tremblay, Gallimard, La Table ronde,

Journal d'une Femen de Séverine Lefebvre et Michel Dufranne

FEMEN.

Ce mot vous évoque déjà de nombreuses images : jeunes femmes manifestant topless, bombes dont les revendications sont floues, ou encore seins, juste seins, encore seins. Autant d’images prémâchées par les médias, où seuls prévalent les raccourcis en tout genre, sur un mouvement totalement méprisé, incompris et ridiculisé en France.

                Dans Journal d’une Femen, rien de tout cela. Aucun jugement ne transparait dans la bande dessinée de Michel Dufranne et Séverine Lefebvre. En ceci, c’est un véritable tour de force. Tout d’abord, le scénario permet une immersion dans le mouvement militant activiste par le biais d’un personnage, une jeune française (et oui, le mouvement français est composé aussi de françaises) qui décide de s’engager dans les Femen pour lutter contre le sexisme quotidien. Quelques belles pages sur ce thème commence l’album et on ne peut s’empêcher de sourire tant les situations sont connues et vécues quotidiennement par les femmes. L’immersion dans la vie d’Apolline permet un recul nécessaire sur le mouvement. On l’appréhende de l’intérieur par les sensations et les réactions d’Apolline. Le lecteur s'approche au cœur du mouvement tout en gardant un recul dû à l'approche empirique qui fait du scénario une histoire, plus qu'un documentaire. 



                Ce qui m’a particulièrement plu dans cet album, c’est que les FEMEN ne sont pas traités à partir des clichés. Michel Dufranne a fait un véritable travail préalable en suivant ces femmes pendant deux ans environ, ce qui lui a permis de sortir des images prémâchées. Les FEMEN ne sont pas toutes des lesbiennes, ni des garçons manqués. Elles ne sont pas non plus des mannequins slaves, avec un corps de rêve. Non ce sont des femmes, des femmes qui assument leur féminité, la revendiquent et sont, en réalité, comme tout le monde, comme toutes les femmes, débarrassées des fantasmes machistes. On apprend également que le mouvement demande un véritable engagement, un engagement autant moral (pour tout ce qu’il implique de dénigrement, d’injures et autres politesses d’un monde phallocentré) que physique (les actions qu’elles mènent demandent un entraînement physique difficile).

                Le dessin de Séverine Lefebvre embrasse parfaitement le scénario qui se veut à la fois réaliste mais sans tomber dans le combat engagé, qui ne laisserait pas de place à une vitalité vitaminé. Avec des couleurs pop, un dessin simple mais efficace, qui donne un dynamisme optimiste à l’histoire, je pense qu’il rend un bel hommage à des femmes dont le combat est difficile, car non reconnu. Et oui, même en France, il y a encore beaucoup à changer, peu importe ce qu’on en dit. 

Un album didactique et pétillant !




Journal d’une Femen, Michel Dufranne et Séverine Lefebvre, Le Lombard

samedi 18 février 2017

La Nef des sorcières, ouvrage collectif

                En ces jours, où l’on réduit la nature de la femme a du superflu (non, gérer les règles, ce n’est pas de première nécessité, voyons !), entendons les voix des femmes, dans leur intimité, dans leur différence, dans leur force vive, dans leur authenticité. Nos aînées l’ont fait, ont pris la parole, mais on tente toujours d’étouffer leur flamme, leurs voix qui se sont élevées. Il y a autant de voix que de femmes et c’est cette diversité qui jaillit des monologues de La Nef des sorcières.


                 La Nef des sorcières consiste en huit monologues. Chaque voix de femmes est tirée d’une voix d’une écrivaine québécoise. L’intimité prend la parole. Mais le voyeurisme
d’une intimité violée laisse place à un dévoilement public, une confidence. Si la parole se libère, c’est bien grâce au processus théâtral qui donne à la femme sur scène l’occasion de se confronter à la sphère publique et d’assumer son identité. La double énonciation est mise à mal à plusieurs reprises afin de sortir le spectateur de son rôle passif, pour le placer dans un rôle de témoin. On interpelle ceux qui sont confortablement assis dans leur fauteuil. Le spectateur/ice est témoin et en tant que témoin est invité à se poser des questions sur le témoignage donné. On le questionne, pour que lui-même questionne le modèle de société qui se dessine derrière le discours de ces femmes qui ne sont regardées que superficiellement. Le spectateur ne peut plus les ignorer, et jouer l’innocence. Il porte en lui leur drame.

Les murs de la morale tombent, s’affaissent. La parole se libère progressivement pour certaine, violemment pour d’autres. La diversité de la féminité s’impose aux yeux des spectateurs. Non, il n’y pas LA femme, ce stéréotype. Il y a des femmes, des féminités, des individualités. C’est cela aussi le féminisme : convaincre la société de cette diversité. Nous pourrions voir dans ces monologues, des types de femmes, construits de manière artificielle. Mais, au détour des mots, des phrases et des silences, des cris et des violences, chaque femme retrouve une partie d’elle-même. Toutes portent une sorte d’universalité dans leur parole. Elles sont les femmes d’hier et d’aujourd’hui, et espérons de moins en moins celles de demain. Car c’est leur silence qu’elles font entendre. Le silence d’une vie.


                Je ferais une mention spéciale de ce passage, aux résonances éco-féministes :

« Je t’ai fourni les enfants pour faire ton univers.
Je te fournissais la matière, toi, tu créais avec.
Avec ma chair et mon sang, tu nous as bâti un monde dans lequel on ne peut plus vivre personne ; ni toi, ni moi, ni nos enfants, ni les oiseaux, ni les poissons, ni les arbres… »

La Nef des sorcières, Collectif
première édition 1976
Typo Théâtre, 2014

vendredi 17 février 2017

La trilogie indienne de Mikael Bergstrand



                Véritables médicaments contre le stress, la déprime, le bruit assourdissant (de l’Occident), Les Plus Belles Mains de DelhiDans la Brume du Darjeeling et Le Gourou de la Baltique se suivent mais peuvent se lire indépendamment.





                Le personnage principal, Göran Borg s’approche dangereusement du pathétique sans jamais dépasser la limite du supportable : l’Inde sera salvatrice. Suédois en pleine crise de la cinquantaine, divorcée, partageant une relation compliquée avec ses enfants, et accablé par un licenciement, Göran accepte de suivre son meilleur ami dans l’un de ses voyages organisés : direction l’Inde !



                Dans Les Plus Belles Mains de Delhi, l’humour, l’ironie, l’œil aiguisé et la critique acerbe dont fait preuve Göran produisent un tableau décomplexé de l’Inde, haute en couleur. Ce regard très européanisé s’adoucit petit à petit au fil de la découverte culturelle et, passé le glacis superficiel de ce pays, l’Inde et son peuple nous apparaissent dans toute leur complexité, avec ce goût d’épice à la fois suave et rocambolesque. Ce changement de regard n’est pas étranger à la rencontre d’une belle indienne, Preeti Malhotra, femme marié à un riche exploitant du textile. Entre romance et reportage sur le travail des enfants en Inde, la course folle de Göran dans le pays le « plus beau du monde » pour reprendre les mots de Yogi, indien atypique devenu l’ami de notre suédois, emporte le lecteur dans un tourbillon haletant.
                


                Dans le second roman, Göran, retourné en Suède, ne peut se détourner de l’Inde. L’appel est toujours plus pressant. Yogi, son meilleur ami indien, rencontré durant son dernier séjour, doit se marier. Göran prend ce prétexte afin de fuir ses responsabilités suédoises. Mais le mariage indien se voit repoussé à cause de la complexité du système social indien et par des mésaventures qui entraîneront Yogi et Göran au fin fond du Darjeeling dans une plantation de thé.



                Enfin, dans le dernier roman sorti à ce jour, intitulé Le Gourou de la Baltique, c'est l'Inde qui se déporte en Suède. Yogi vient rendre visite à Göran afin de fuir les éternelles dispute de sa nouvelle épouse et de sa mère. Bien loin de s'intégrer à la culture suédoise, qu'il trouve bien étrange, Yogi injecte dans le quotidien morne des suédois toute la sagesse de l'Inde ancestrale. Un mélange culturel drôle à en pleurer ! 



                Ces romans resteront gravés dans ma mémoire pour leur bienfait, leur dépaysement et la philosophie très optimiste qui s’en dégage. Yogi est un personnage atypique, que rien, enfin presque rien, ne peut décourager, son optimisme est à toute épreuve et l’auteur a su communiquer à son lecteur cet élan. Cet optimisme est toujours tourné vers l’altérité, vers autrui et vers le monde. La foisonnante diversité de couleurs, d’odeurs, de bruits, de personnages, fait surgir des images de joie et de gaieté. Par les mots, l’auteur nous apporte sur un plateau l’Inde entière. Car malgré son optimisme, il n’oublie pas de mentionner les défauts de l’Inde, notamment le fossé qui sépare les différentes classes sociales.


                Ce que l’on peut retenir également, c’est la merveilleuse histoire d’amitié qui se développe dans ces deux romans. Car au-delà des aventures vécus par le héros, nous assistons à la création et à l’approfondissement de l’amitié entre Göran et Yogi, rencontre de deux cultures et de deux personnalités tellement différentes. En surmontant les barrières de l’étrangeté de l’étranger, nous faisons de magnifiques rencontres. 




Les Plus Belles Mains de Delhi, Dans la Brume du Darjeeling et Le Gourou de la Baltique,
Mikael Bergstrand, Editions Gaïa
Le premier tome est en poche chez Babel ! 

Le Garçon qui voulait se déguiser en reine de Elsa Valentin et Sandra Desmazières

Le garçon qui voulait se déguiser en reine, un album jeunesse publié chez L’Initiale en octobre 2014, bouleverse les codes du genre. Les albums jeunesse apparaissent généralement très genrés, tel titre sur les pompiers pour les garçons et tel autre sur les princesses pour les filles. Le titre donné à cet album impose déjà un programme : Nino désire s’habiller en reine pour le Carnaval. « En roi ? » demande le père. Non, non, non ! En REINE ! Nino essuie les moqueries et les incompréhensions de la famille. Père, mère et sœur ridiculisent l’idée de l’enfant, ou encore infantilisent son souhait. Qu’à cela ne tienne ! Il fera la révolution en protestant par une « déclaration d’indépendance révolutionnaire et royale » :

Article 1 : Les filles et les garçons naissent égaux en droit de déguisement.
Article 2 : Le jour du carnaval, les petits choisissent et les grands obéissent.
Article 3 : En conséquence je me déguiserai en reine.

Quelques principes fondamentaux, mais qu’il est nécessaire de rappeler. Cet étonnant coup d’état familial porte ses fruits, et il imposera à tous les lois du carnaval : la substitution d’un genre à l’autre. Le père porte fièrement la cape rouge du Petit Chaperon rouge et la mère exhibe ses longues dents de loup. Et Nino ? Il descend royalement l’escalier dans sa robe couleur de l’arc-en-ciel et sur sa tête trône une magnifique couronne.



Au-delà d’un album sur la question du genre, l’intrigue substitue les valeurs de la spontanéité et de la simplicité aux éternelles tergiversions des adultes sur les explications à donner à un souhait dérangeant les codes sociaux. L’enfant désirant se déguiser en reine, ne cache pas une homosexualité refoulée. Il aime les couleurs, les volants, et la couronne étincelante de la reine et souhaite s’en parer. Les auteurs ramènent ainsi l’histoire de genre à une question de simplicité enfantine. Le carnaval est avant tout, et ce depuis le Moyen âge, la fête durant laquelle les festivaliers échangent leurs rôles sociaux. Cet aspect social, voire même politique, disparaît aujourd’hui de plus en plus, malgré la nécessité d’interroger les postures traditionnelles. Le travestissement de l’enfant est traité de manière naturelle et ce traitement permet de prévenir les clichés et les moqueries. Cet album s’adresse à la fois aux parents et aux enfants, peut-être même davantage aux premiers, car c’est bien souvent des adultes que jaillissent les incompréhensions qui resurgissent dans la bouche des enfants sous forme de railleries.


Moralement inévitable ! 

Le Garçon qui voulait se déguiser en reine
Elsa Valentin et Sandra Desmazières
L'Initiale

La Kallocaïne de Karin Boye

Il est temps (et grand temps !) de remettre à l’honneur une grande auteure de roman dystopique : Karin Boye. Poète et romancière suédoise, elle vécut et écrivit dans la première moitié du XXe siècle. Peu connue en France, elle est un des piliers de la littérature dystopique. Elle inspira Georges Orwell pour son œuvre magistrale 1984La Kallocaïne, écrit à la suite d’un  voyage en URSS en 1928, est son roman le plus connu.



                La Kallocaïne a été réédité en France cette année à la Petite Bibliothèque Ombres, collection Utopie et Science-Fiction. C’est à cette occasion qu’il paraît indispensable de lui redonner sa place. La Kallocaïne est sans nul doute une des œuvres majeures de la littérature de science-fiction, et l’une des précurseurs. Cette mise en valeur me paraît d’autant plus importante que les femmes sont bien souvent oubliées, pour ne pas dire évincées de cette littérature. La science-fiction garde malheureusement une image presque exclusivement masculine, malgré un regain d’intérêt ces quelques dernières années. Il est donc important de réhabiliter cette grande écrivaine.



L’intrigue obéit aux codes classiques de la dystopie :
                Léo Kall fait partie de la ville des Chimistes n°4. Persuadé de la légitimité de l’Etat Mondial, il obéit parfaitement à toutes les directives. Au début du roman, il met en place une drogue, ou plutôt un sérum de vérité : la kallocaïne. Cette découverte ébranle sa confiance en l’Etat. Les révélations faites par les citoyens sous l’influence de la kallocaïne fissurent ses certitudes. Et lorsque les fondements de notre pensée se lézardent, l’homme panique, et se jette à corps perdus dans la représentation de ces anciennes convictions. Il perd confiance en lui-même en doutant de l’Etat, ne s’étant construit qu’à partir des exigences de celui-ci. La fonction qu’il lui est assigné, est de traquer, grâce à la kallocaïne, une « secte », un groupement de personnes qui se retrouvent et se comportent étrangement (Ils s’allongent dans le noir en silence avec un couteau à la main !). Cette découverte le rend nerveux. L’image du groupe étrange développe une angoisse qui le poursuit et la peur le pousse à s’investir encore davantage dans l’Etat. Il se met à douter de sa femme Linda, la douce et froide Linda, dont il n’arrive pas à percer la carapace. Il décide alors de la tester sous kallocaïne. Les confessions qu’elle lui fera seront une révélation, mais une révélation trop tardive : Léo Kall a intercédé auprès des plus grandes instances de l’Etat pour que la kallocaïne soit utilisée systématiquement dans les dénonciations et lui-même a dénoncé son collègue le professeur Rissen. Le roman s’achève sur la notice du Bureau de la propagande, nous informant que le manuscrit que nous venons de lire est extrêmement dangereux pour l’Etat, et qu’il ne  doit être mis entre les mains que de personnes autorisés et lut avec de grandes précautions.

                Cette intrigue n’est donc pas d’une grande originalité à notre époque. Mais replacée dans son contexte, il s’agit d’une œuvre prodromique. Elle annonce et entame un genre littéraire florissant au début du XXe siècle.

                L’un  des points remarquables est la lenteur de l’intrigue qui s’accélère dans les dernières pages. Grâce à cette engourdissement de l’attention du lecteur, les révélations de Linda, qui renversent les convictions de Léo, permettent un revirement de l’intrigue qui dans un même temps, voit son rythme s’accélérer. Toutes les actions quotidiennes, qui étaient traitées avec un rythme traînant, malgré la poigne et la conviction de Léo, apparaissent comme les causes des malheurs qui s’abattent sur le personnage.

                La révélation de Linda représente incontestablement les plus belles pages du roman. Le chavirement de toute la philosophie des personnages part de l’idée qu’une mère ne peut laisser ses enfants à l’Etat. Il y a pour moi une sorte de discours féministe derrière sa déclaration. Elle explique que lors de sa première grossesse, et lorsqu’elle était une citoyenne modèle, elle ne pouvait imaginer avoir une fille. Une fille, dans la conception de l’Etat Mondial, n’est utile à la société que pour produire d’autres garçons. Tandis qu’un garçon était élevé pour devenir un soldat utile à la « paix » de l’Etat. Mais elle ressent une déchirure lorsqu’elle voit que,  son enfant grandissant, il lui échappe. Il devient la propriété d’un Etat dont elle ne discerne pas les contours. Elle espère alors que son prochain enfant sera une fille, qui lui appartiendrait davantage, dont elle pourrait protéger l’identité propre. Son égoïsme la met dans une situation très inconfortable, ce vice étant absolument banni de la société dans laquelle elle vit. Mais avec sa troisième grossesse, elle découvre ce que c’est véritablement de donner la vie. Non, dans un objectif de reproduction, mais de transmettre la vie : « Ce serait mon troisième enfant, et pourtant il me semblait que je n’avais jamais su auparavant ce que c’était que de donner le jour à un être humain. ». Cette réappropriation du corps féminin bouleverse et renverse ! 

                Un classique donc, à relire, ou à découvrir ! Et indispensable dans toute bibliothèque de science-fiction ou de dystopie !


La Kallocaïne, Karin Boye
Petite Bibliothèque Ombres



Les Brumes de l'apparence de Frédérique Deghelt

 Gabrielle, baignée dans un univers urbain, de l’apparence, où seul prime le visible et le tangible, découvre ses origines, quelque peu déroutantes : issue d’une famille de sorcières, elle hérite d’un terrain, à la campagne, transmise par une vieille tante. Elle souhaite vendre ce terrain qui ne représente qu’un passé inconnu, mais ce ne sera pas si simple. Le terrain, où deux maisons pleines d’esprits teintent les lieux d’étrangeté, est victime de la superstition des habitants. Il ne sera donc pas simple de trouver un acheteur. La dichotomie des deux demeures met en scène le combat entre le bien et le mal : l’une, petite maison de campagne simple et riante, l’autre grand manoir sombre et maléfique. L’agent immobilier qui vient au secours de cette femme perdue dans un monde qu’elle ne connait pas est aussi une figure du changement réussi, d’un retour aux valeurs de proximité, d’humanité et un retour à la nature à la fois écologique et humaine. Sur le chemin qui la renvoie vers Paris, chemin qu’elle refera de très nombreuse fois, elle fait une expérience qui bouleverse sa vie et ses convictions. Lors d’un accident de voiture, qui se déroule devant elle, elle apporte son aide aux victimes : en posant ses mains au-dessus des corps des victimes, elle les soulage de leur douleur. Puis se déplaçant vers les mourants, elle les accompagne dans le chemin de leur mort, leur apportant réconfort. Cette expérience déterminera son parcours futur.



Au chant de la rivière de la forêt des Brumes, Gabrielle se laisse aller à sa magie intérieure, et le lecteur se plaît à se tourner vers sa propre part de magie, de sorcellerie intime. Notre monde manque cruellement de cette magie, de la beauté de l’inattendue et de l’incompréhensible. L’incompréhensible crée angoisse, comme s’il nous plongeait dans l’obscurantisme. Mais quelle bonheur de retrouver la musique lancinante de nos capacités d’imagination. Il n’est plus question d’y croire mais de se donner accès au merveilleux du monde. Les Brumes de l’apparence nous prend par la main pour découvrir, en même temps que l’héroïne, notre forêt extérieure et intérieure.

                                Les Brumes de l’apparence montre le chemin vers l’acceptation de soi, du soi intérieur et intime, ainsi que de la part de l’inattendu et de l’indicible du monde. Et le lecteur suit cette libération et se libère lui-même de ses préjugés. Le topoï de la femme sorcière qui retourne à un état primaire, qui ouvre la brèche qui permet à la magie de se libérer. La féminité revendiquée par cet aspect inexplicable aurait pu tomber dans le cliché, mais Frédérique Deghelt évite de justesse cet écueil. Malgré quelques facilités, dans les événements qui nous paraissent parfois un peu invraisemblable, l’autrice nous permet d’accéder à un monde nouveau et de réfléchir sur notre perception du monde. La beauté du monde s’insinue dans le corps et l’esprit, et teinte tout l’univers visible et invisible. Seule la partie autour de l’ancêtre maléfique laisse quelque peu dubitatif. Non-nécessaire, cette partie tire le reste du texte dans le cliché, que l’autrice avait su éviter.

                Nous retiendrons la libération féminine dont l’éveil au monde lui permet de sortir du carcan du monde phallocentré et frustrateur. Le mari de l’héroïne, être proprement abject, image le monde de l’apparence. Chirurgien esthétique, il ne peut concevoir un autre monde que le sien : la féminité fait partie des mondes qu’il n’appréhende pas, qu’il oublie volontairement, qu’il nie pour mieux se hisser au premier rang. La libération des sens est une libération intime de la féminité.

                Un roman où la merveille nous émerveille et qui allumera des lucioles dans votre monde !

Les Brumes de l’apparence, Frédérique Deghelt
Actes Sud, Babel

Corps Désirable de Hubbert Haddad

                Où se trouve le siège de l’identité ? Est-ce dans notre cerveau,  notre tête ? Ou est-ce dans le corps ? Voilà la question que se pose Hubbert Haddad dans son roman aux allures de science-fiction. Corps désirable oscille entre rationalisme et sensualisme.



                Cédric, journaliste d’investigation qui met en danger l’industrie pharmaceutique, est victime d’un accident. Il plonge dans le coma, le pronostic vital est engagé, les médecins n’ont pas d’espoir. Jusqu’ici, rien d’anormal. Mais, c’est sans compter sur le père de Cédric, grand ponte d’un des plus grands groupes industriels dont il dénonce les abus. Ce père écrasant met en jeu toute sa fortune pour sauver la vie de son fils, et engage l’un des chirurgiens les plus novateurs dans le domaine de la greffe : il va greffer un nouveau corps à la tête de Cédric. Où est-ce la tête de Cédric qui sera greffée à un nouveau corps ? Là se dessine tout l’enjeu du roman.  

                Après cette greffe, ce sera la lente réappropriation ou au contraire le dessaisissement d’un corps qu’il ne connaît pas et qui semble lui-même le méconnaître. Le cerveau tente de recoller les morceaux d’une identité qui s’évapore. L’identité ne siège visiblement pas que dans notre tête, comme l’Occident l’impose. Le corps, ce corps mémoriel, où les sens ont laissé des traces indélébiles du passé, parle, et la tête ne le comprend pas, ou plus.  Le roman joue sur cette antinomie entre la tête et le corps, que nous passons toujours en second. Ce jeu s’inscrit aussi dans les lieux : lorsqu’il rentre dans son appartement parisien, Cédric cherche un retour à une identité connue, consciente, qui est celle de son cerveau. Mais, comprenant qu’il manque quelque chose, il laisse lentement son corps prendre les rennes de son existence. Il va tenter de trouver à qui appartenait ce corps qui n’est pas le sien en espérant retrouver une unité. Le premier signe de cette identité est un symbole sur son corps, un tatouage représentant un gonfalon sicilien. Il s’embarque alors pour la Sicile. Ce passage vers une île de la méditerranée marque l’entrée de l’homme dans la sensibilité et la sensualité du corps. Une femme reconnaîtra ce corps, celui de son amant. Il vivra d’étranges et fabuleuses nuits d’amour avec cette femme qu’il ne connaît pas, mais que son corps reconnaît.

                Le corps est aussi question de désir. Lorna, la femme de Cédric, se posera la question de ce corps désirable qui la pénétrera. De même, voyant l’ardeur avec laquelle sa femme lui fera l’amour, Cédric doutera. A quel homme se donne-t-elle ainsi ? Est-ce à ce corps robuste et beau, ou à sa tête, qui le représente en tant qu’individu ?

                Un roman étonnant, une langue superbe qui dit juste, qui questionne poétiquement tout en gardant la technicité de la science-fiction. Un ovni littéraire !


Corps désirable, Hubbert Haddad, Zulma

A signaler : Ma, un deuxième roman d'Hubbert Haddad sorti presque en même temps que Corps désirable, est un roman très beau sur la marche, le désir de vie ou de mort, sur le Japon. 

La Chair du Temps de Belinda Cannone

La Chair du Temps, c’est l’histoire d’un vol : le vol de la mémoire et des souvenirs. L’auteur, Belinda Cannone, découvre les traces d’un cambriolage en rentrant dans sa maison des champs. Outre l’absence du lecteur DVD et l’ordinateur, elle constate la disparition de ses malles contenant ses journaux intimes, écrits depuis l’âge de douze ans, ses photos et sa correspondance. Sur ce vol, aucune piste. Elle commence alors ce journal extime, tentant de comprendre.

Dans ce livre, outre le questionnement de la blessure infligée par le vol, nous suivons le processus de création. Lorsqu’elle entame ce journal, Belinda Cannone ne sait pas encore ce qu’il deviendra ; elle ne conçoit ni sa forme, ni sa valeur, ni encore son destin : « Je ne sais ce que je suis en train de faire. Me consoler, certainement. » Très vite, il devient exploration intime, et universelle, car l’autrice cherche toujours à faire jaillir de son expérience et surtout de ses fictions les mouvements universels de l’humain :

 « Je voulais évoquer mes carnets comme lent dépôts de l’histoire individuelle, et dire que la culture de soi manifestée par le journal n’avais jamais empêché que je puisse me tenir dans cette zone des « secrets communs » où je rejoins l’humanité même. »

Le journal devient alors une interrogation sur la mémoire : « Ce que je fais aussi, peut-être, en écrivant ces pages : comprendre comment le temps nous traverse. Comprendre en quoi nous sommes faits de la chair du temps, c’est-à-dire de mémoire. » Il explore et sonde donc la mémoire, la manière de la fixer, son rôle dans notre constitution psychique. L’autrice questionne sa mémoire infidèle : « Ma mémoire, elle, n’est guère plus certaine qu’un songe. » Elle, pour qui la mémoire s’efface, se dérobe, la perte de ces journaux intimes et journaux-laboratoires représente la perte d’elle-même : « l’effacement de ma vie, c’est-à-dire du récit de la construction de l’individu Belinda ». Le journal extime serait-il donc un objet de consolation ? La consolation signifierait l’apaisement de la douleur, la réparation de la blessure par une substitution. Comment substituer tant d’années de vie et de travail ? Opération impossible. Elle doit alors entamer un processus de deuil. Il faut faire le deuil de son passé, de ses souvenirs, dont ne restera plus que des images floues, imprécises. Au début du journal, elle déclare : « Etre la même et une autre : ce qui arrive lorsqu’un deuil nous frappe », entamant par l’écriture, un retour vers la vie. Car, ce qui la pousse à faire le deuil, c’est bien son désir de vie si fort. Tout bon écrit est avant tout un combat contre les forces de la mort. Elle conclut :

« Mais rien ne peut m’empêcher, sauf à être mourante, de ressentir encore le désir de vivre, désir d’user de ma lunette astronomique et de mon microscope pour scruter le monde, d’être dans l’invention de demain, dans la danse. »


Et nous l’en remercions ! 

Belinda Cannone, La Chair du Temps, Stock



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