lundi 20 février 2017

L'Orangeraie de Larry Tremblay

               Cette chronique est dédiée à un roman de Larry Tremblay, auteur québécois que j’ai eu l’immense plaisir de rencontrer et d’accueillir pendant le festival Atlantide à Nantes en 2015. L’Orangeraie est paru en France en février 2015. Ce roman a déjà reçu le prix des libraires du Québec, le Prix littéraire des enseignants et le Prix littéraires de collégiens, entre autres.


                Pour résumer rapidement l’intrigue, le roman s’ouvre sur un attentat, une bombe éclate dans la maison des grands parents d’Aziz et Amed, les deux personnages principaux, qui habitent de l’autre côté de l’orangeraie, en face de chez les grands parents, en compagnie de leur père et de leur mère. Suite à cet assassinat, un homme venu de la ville demande au père des jumeaux de sacrifier l’un de ses fils pour venger la mort de ses parents et l’affront qui a été fait à Dieu.

                L’intrigue tourne autour des choix que feront les protagonistes. Chaque personnage fait des choix, qui influencent toute l’intrigue jusqu’au dénouement.



                La force de ce roman réside dans la capacité de son auteur, Larry Tremblay, à ne pas porter de jugement. Le jugement de l’auteur, en effet, ne transparaît à aucun moment, et le retournement de situation final permet au lecteur de se faire surprendre par son propre manichéisme. A la fin du roman, nous n’avons aucun moyen de désigner quels personnages appartiennent aux « méchants » et lesquels appartiennent aux « gentils ».

                Larry Tremblay a également choisi de ne faire aucune recherche pour écrire son histoire. L’intrigue n’est jamais située, ce qui permet aux propos de tendre vers l’universalité. C’est une des raisons pour laquelle beaucoup d’enseignants se sont emparés de ce livre pour expliquer les ravages de la haine et de la guerre sur les hommes et sur les enfants. La simplicité des phrases invite tous types de lecteurs à se plonger dans ce roman accessible, mais non dénué de profondeur.

                Selon Larry Tremblay, la guerre se perpétue par l’apprentissage de la haine dès l’enfance. Et c’est bien ce qu’il nous montre dans cette tragédie familiale et humaine. Sans tomber dans le mélodramatique, l’auteur nous livre une histoire forte en émotions tout en incitant à une réflexion humaine sur la haine, la guerre et la transmission générationnelle de ces deux fléaux.

                A lire de toute urgence !

L’Orangeraie, Larry Tremblay, Gallimard, La Table ronde,

Journal d'une Femen de Séverine Lefebvre et Michel Dufranne

FEMEN.

Ce mot vous évoque déjà de nombreuses images : jeunes femmes manifestant topless, bombes dont les revendications sont floues, ou encore seins, juste seins, encore seins. Autant d’images prémâchées par les médias, où seuls prévalent les raccourcis en tout genre, sur un mouvement totalement méprisé, incompris et ridiculisé en France.

                Dans Journal d’une Femen, rien de tout cela. Aucun jugement ne transparait dans la bande dessinée de Michel Dufranne et Séverine Lefebvre. En ceci, c’est un véritable tour de force. Tout d’abord, le scénario permet une immersion dans le mouvement militant activiste par le biais d’un personnage, une jeune française (et oui, le mouvement français est composé aussi de françaises) qui décide de s’engager dans les Femen pour lutter contre le sexisme quotidien. Quelques belles pages sur ce thème commence l’album et on ne peut s’empêcher de sourire tant les situations sont connues et vécues quotidiennement par les femmes. L’immersion dans la vie d’Apolline permet un recul nécessaire sur le mouvement. On l’appréhende de l’intérieur par les sensations et les réactions d’Apolline. Le lecteur s'approche au cœur du mouvement tout en gardant un recul dû à l'approche empirique qui fait du scénario une histoire, plus qu'un documentaire. 



                Ce qui m’a particulièrement plu dans cet album, c’est que les FEMEN ne sont pas traités à partir des clichés. Michel Dufranne a fait un véritable travail préalable en suivant ces femmes pendant deux ans environ, ce qui lui a permis de sortir des images prémâchées. Les FEMEN ne sont pas toutes des lesbiennes, ni des garçons manqués. Elles ne sont pas non plus des mannequins slaves, avec un corps de rêve. Non ce sont des femmes, des femmes qui assument leur féminité, la revendiquent et sont, en réalité, comme tout le monde, comme toutes les femmes, débarrassées des fantasmes machistes. On apprend également que le mouvement demande un véritable engagement, un engagement autant moral (pour tout ce qu’il implique de dénigrement, d’injures et autres politesses d’un monde phallocentré) que physique (les actions qu’elles mènent demandent un entraînement physique difficile).

                Le dessin de Séverine Lefebvre embrasse parfaitement le scénario qui se veut à la fois réaliste mais sans tomber dans le combat engagé, qui ne laisserait pas de place à une vitalité vitaminé. Avec des couleurs pop, un dessin simple mais efficace, qui donne un dynamisme optimiste à l’histoire, je pense qu’il rend un bel hommage à des femmes dont le combat est difficile, car non reconnu. Et oui, même en France, il y a encore beaucoup à changer, peu importe ce qu’on en dit. 

Un album didactique et pétillant !




Journal d’une Femen, Michel Dufranne et Séverine Lefebvre, Le Lombard

samedi 18 février 2017

La Nef des sorcières, ouvrage collectif

                En ces jours, où l’on réduit la nature de la femme a du superflu (non, gérer les règles, ce n’est pas de première nécessité, voyons !), entendons les voix des femmes, dans leur intimité, dans leur différence, dans leur force vive, dans leur authenticité. Nos aînées l’ont fait, ont pris la parole, mais on tente toujours d’étouffer leur flamme, leurs voix qui se sont élevées. Il y a autant de voix que de femmes et c’est cette diversité qui jaillit des monologues de La Nef des sorcières.


                 La Nef des sorcières consiste en huit monologues. Chaque voix de femmes est tirée d’une voix d’une écrivaine québécoise. L’intimité prend la parole. Mais le voyeurisme
d’une intimité violée laisse place à un dévoilement public, une confidence. Si la parole se libère, c’est bien grâce au processus théâtral qui donne à la femme sur scène l’occasion de se confronter à la sphère publique et d’assumer son identité. La double énonciation est mise à mal à plusieurs reprises afin de sortir le spectateur de son rôle passif, pour le placer dans un rôle de témoin. On interpelle ceux qui sont confortablement assis dans leur fauteuil. Le spectateur/ice est témoin et en tant que témoin est invité à se poser des questions sur le témoignage donné. On le questionne, pour que lui-même questionne le modèle de société qui se dessine derrière le discours de ces femmes qui ne sont regardées que superficiellement. Le spectateur ne peut plus les ignorer, et jouer l’innocence. Il porte en lui leur drame.

Les murs de la morale tombent, s’affaissent. La parole se libère progressivement pour certaine, violemment pour d’autres. La diversité de la féminité s’impose aux yeux des spectateurs. Non, il n’y pas LA femme, ce stéréotype. Il y a des femmes, des féminités, des individualités. C’est cela aussi le féminisme : convaincre la société de cette diversité. Nous pourrions voir dans ces monologues, des types de femmes, construits de manière artificielle. Mais, au détour des mots, des phrases et des silences, des cris et des violences, chaque femme retrouve une partie d’elle-même. Toutes portent une sorte d’universalité dans leur parole. Elles sont les femmes d’hier et d’aujourd’hui, et espérons de moins en moins celles de demain. Car c’est leur silence qu’elles font entendre. Le silence d’une vie.


                Je ferais une mention spéciale de ce passage, aux résonances éco-féministes :

« Je t’ai fourni les enfants pour faire ton univers.
Je te fournissais la matière, toi, tu créais avec.
Avec ma chair et mon sang, tu nous as bâti un monde dans lequel on ne peut plus vivre personne ; ni toi, ni moi, ni nos enfants, ni les oiseaux, ni les poissons, ni les arbres… »

La Nef des sorcières, Collectif
première édition 1976
Typo Théâtre, 2014

vendredi 17 février 2017

La trilogie indienne de Mikael Bergstrand



                Véritables médicaments contre le stress, la déprime, le bruit assourdissant (de l’Occident), Les Plus Belles Mains de DelhiDans la Brume du Darjeeling et Le Gourou de la Baltique se suivent mais peuvent se lire indépendamment.





                Le personnage principal, Göran Borg s’approche dangereusement du pathétique sans jamais dépasser la limite du supportable : l’Inde sera salvatrice. Suédois en pleine crise de la cinquantaine, divorcée, partageant une relation compliquée avec ses enfants, et accablé par un licenciement, Göran accepte de suivre son meilleur ami dans l’un de ses voyages organisés : direction l’Inde !



                Dans Les Plus Belles Mains de Delhi, l’humour, l’ironie, l’œil aiguisé et la critique acerbe dont fait preuve Göran produisent un tableau décomplexé de l’Inde, haute en couleur. Ce regard très européanisé s’adoucit petit à petit au fil de la découverte culturelle et, passé le glacis superficiel de ce pays, l’Inde et son peuple nous apparaissent dans toute leur complexité, avec ce goût d’épice à la fois suave et rocambolesque. Ce changement de regard n’est pas étranger à la rencontre d’une belle indienne, Preeti Malhotra, femme marié à un riche exploitant du textile. Entre romance et reportage sur le travail des enfants en Inde, la course folle de Göran dans le pays le « plus beau du monde » pour reprendre les mots de Yogi, indien atypique devenu l’ami de notre suédois, emporte le lecteur dans un tourbillon haletant.
                


                Dans le second roman, Göran, retourné en Suède, ne peut se détourner de l’Inde. L’appel est toujours plus pressant. Yogi, son meilleur ami indien, rencontré durant son dernier séjour, doit se marier. Göran prend ce prétexte afin de fuir ses responsabilités suédoises. Mais le mariage indien se voit repoussé à cause de la complexité du système social indien et par des mésaventures qui entraîneront Yogi et Göran au fin fond du Darjeeling dans une plantation de thé.



                Enfin, dans le dernier roman sorti à ce jour, intitulé Le Gourou de la Baltique, c'est l'Inde qui se déporte en Suède. Yogi vient rendre visite à Göran afin de fuir les éternelles dispute de sa nouvelle épouse et de sa mère. Bien loin de s'intégrer à la culture suédoise, qu'il trouve bien étrange, Yogi injecte dans le quotidien morne des suédois toute la sagesse de l'Inde ancestrale. Un mélange culturel drôle à en pleurer ! 



                Ces romans resteront gravés dans ma mémoire pour leur bienfait, leur dépaysement et la philosophie très optimiste qui s’en dégage. Yogi est un personnage atypique, que rien, enfin presque rien, ne peut décourager, son optimisme est à toute épreuve et l’auteur a su communiquer à son lecteur cet élan. Cet optimisme est toujours tourné vers l’altérité, vers autrui et vers le monde. La foisonnante diversité de couleurs, d’odeurs, de bruits, de personnages, fait surgir des images de joie et de gaieté. Par les mots, l’auteur nous apporte sur un plateau l’Inde entière. Car malgré son optimisme, il n’oublie pas de mentionner les défauts de l’Inde, notamment le fossé qui sépare les différentes classes sociales.


                Ce que l’on peut retenir également, c’est la merveilleuse histoire d’amitié qui se développe dans ces deux romans. Car au-delà des aventures vécus par le héros, nous assistons à la création et à l’approfondissement de l’amitié entre Göran et Yogi, rencontre de deux cultures et de deux personnalités tellement différentes. En surmontant les barrières de l’étrangeté de l’étranger, nous faisons de magnifiques rencontres. 




Les Plus Belles Mains de Delhi, Dans la Brume du Darjeeling et Le Gourou de la Baltique,
Mikael Bergstrand, Editions Gaïa
Le premier tome est en poche chez Babel ! 

Le Garçon qui voulait se déguiser en reine de Elsa Valentin et Sandra Desmazières

Le garçon qui voulait se déguiser en reine, un album jeunesse publié chez L’Initiale en octobre 2014, bouleverse les codes du genre. Les albums jeunesse apparaissent généralement très genrés, tel titre sur les pompiers pour les garçons et tel autre sur les princesses pour les filles. Le titre donné à cet album impose déjà un programme : Nino désire s’habiller en reine pour le Carnaval. « En roi ? » demande le père. Non, non, non ! En REINE ! Nino essuie les moqueries et les incompréhensions de la famille. Père, mère et sœur ridiculisent l’idée de l’enfant, ou encore infantilisent son souhait. Qu’à cela ne tienne ! Il fera la révolution en protestant par une « déclaration d’indépendance révolutionnaire et royale » :

Article 1 : Les filles et les garçons naissent égaux en droit de déguisement.
Article 2 : Le jour du carnaval, les petits choisissent et les grands obéissent.
Article 3 : En conséquence je me déguiserai en reine.

Quelques principes fondamentaux, mais qu’il est nécessaire de rappeler. Cet étonnant coup d’état familial porte ses fruits, et il imposera à tous les lois du carnaval : la substitution d’un genre à l’autre. Le père porte fièrement la cape rouge du Petit Chaperon rouge et la mère exhibe ses longues dents de loup. Et Nino ? Il descend royalement l’escalier dans sa robe couleur de l’arc-en-ciel et sur sa tête trône une magnifique couronne.



Au-delà d’un album sur la question du genre, l’intrigue substitue les valeurs de la spontanéité et de la simplicité aux éternelles tergiversions des adultes sur les explications à donner à un souhait dérangeant les codes sociaux. L’enfant désirant se déguiser en reine, ne cache pas une homosexualité refoulée. Il aime les couleurs, les volants, et la couronne étincelante de la reine et souhaite s’en parer. Les auteurs ramènent ainsi l’histoire de genre à une question de simplicité enfantine. Le carnaval est avant tout, et ce depuis le Moyen âge, la fête durant laquelle les festivaliers échangent leurs rôles sociaux. Cet aspect social, voire même politique, disparaît aujourd’hui de plus en plus, malgré la nécessité d’interroger les postures traditionnelles. Le travestissement de l’enfant est traité de manière naturelle et ce traitement permet de prévenir les clichés et les moqueries. Cet album s’adresse à la fois aux parents et aux enfants, peut-être même davantage aux premiers, car c’est bien souvent des adultes que jaillissent les incompréhensions qui resurgissent dans la bouche des enfants sous forme de railleries.


Moralement inévitable ! 

Le Garçon qui voulait se déguiser en reine
Elsa Valentin et Sandra Desmazières
L'Initiale

La Kallocaïne de Karin Boye

Il est temps (et grand temps !) de remettre à l’honneur une grande auteure de roman dystopique : Karin Boye. Poète et romancière suédoise, elle vécut et écrivit dans la première moitié du XXe siècle. Peu connue en France, elle est un des piliers de la littérature dystopique. Elle inspira Georges Orwell pour son œuvre magistrale 1984La Kallocaïne, écrit à la suite d’un  voyage en URSS en 1928, est son roman le plus connu.



                La Kallocaïne a été réédité en France cette année à la Petite Bibliothèque Ombres, collection Utopie et Science-Fiction. C’est à cette occasion qu’il paraît indispensable de lui redonner sa place. La Kallocaïne est sans nul doute une des œuvres majeures de la littérature de science-fiction, et l’une des précurseurs. Cette mise en valeur me paraît d’autant plus importante que les femmes sont bien souvent oubliées, pour ne pas dire évincées de cette littérature. La science-fiction garde malheureusement une image presque exclusivement masculine, malgré un regain d’intérêt ces quelques dernières années. Il est donc important de réhabiliter cette grande écrivaine.



L’intrigue obéit aux codes classiques de la dystopie :
                Léo Kall fait partie de la ville des Chimistes n°4. Persuadé de la légitimité de l’Etat Mondial, il obéit parfaitement à toutes les directives. Au début du roman, il met en place une drogue, ou plutôt un sérum de vérité : la kallocaïne. Cette découverte ébranle sa confiance en l’Etat. Les révélations faites par les citoyens sous l’influence de la kallocaïne fissurent ses certitudes. Et lorsque les fondements de notre pensée se lézardent, l’homme panique, et se jette à corps perdus dans la représentation de ces anciennes convictions. Il perd confiance en lui-même en doutant de l’Etat, ne s’étant construit qu’à partir des exigences de celui-ci. La fonction qu’il lui est assigné, est de traquer, grâce à la kallocaïne, une « secte », un groupement de personnes qui se retrouvent et se comportent étrangement (Ils s’allongent dans le noir en silence avec un couteau à la main !). Cette découverte le rend nerveux. L’image du groupe étrange développe une angoisse qui le poursuit et la peur le pousse à s’investir encore davantage dans l’Etat. Il se met à douter de sa femme Linda, la douce et froide Linda, dont il n’arrive pas à percer la carapace. Il décide alors de la tester sous kallocaïne. Les confessions qu’elle lui fera seront une révélation, mais une révélation trop tardive : Léo Kall a intercédé auprès des plus grandes instances de l’Etat pour que la kallocaïne soit utilisée systématiquement dans les dénonciations et lui-même a dénoncé son collègue le professeur Rissen. Le roman s’achève sur la notice du Bureau de la propagande, nous informant que le manuscrit que nous venons de lire est extrêmement dangereux pour l’Etat, et qu’il ne  doit être mis entre les mains que de personnes autorisés et lut avec de grandes précautions.

                Cette intrigue n’est donc pas d’une grande originalité à notre époque. Mais replacée dans son contexte, il s’agit d’une œuvre prodromique. Elle annonce et entame un genre littéraire florissant au début du XXe siècle.

                L’un  des points remarquables est la lenteur de l’intrigue qui s’accélère dans les dernières pages. Grâce à cette engourdissement de l’attention du lecteur, les révélations de Linda, qui renversent les convictions de Léo, permettent un revirement de l’intrigue qui dans un même temps, voit son rythme s’accélérer. Toutes les actions quotidiennes, qui étaient traitées avec un rythme traînant, malgré la poigne et la conviction de Léo, apparaissent comme les causes des malheurs qui s’abattent sur le personnage.

                La révélation de Linda représente incontestablement les plus belles pages du roman. Le chavirement de toute la philosophie des personnages part de l’idée qu’une mère ne peut laisser ses enfants à l’Etat. Il y a pour moi une sorte de discours féministe derrière sa déclaration. Elle explique que lors de sa première grossesse, et lorsqu’elle était une citoyenne modèle, elle ne pouvait imaginer avoir une fille. Une fille, dans la conception de l’Etat Mondial, n’est utile à la société que pour produire d’autres garçons. Tandis qu’un garçon était élevé pour devenir un soldat utile à la « paix » de l’Etat. Mais elle ressent une déchirure lorsqu’elle voit que,  son enfant grandissant, il lui échappe. Il devient la propriété d’un Etat dont elle ne discerne pas les contours. Elle espère alors que son prochain enfant sera une fille, qui lui appartiendrait davantage, dont elle pourrait protéger l’identité propre. Son égoïsme la met dans une situation très inconfortable, ce vice étant absolument banni de la société dans laquelle elle vit. Mais avec sa troisième grossesse, elle découvre ce que c’est véritablement de donner la vie. Non, dans un objectif de reproduction, mais de transmettre la vie : « Ce serait mon troisième enfant, et pourtant il me semblait que je n’avais jamais su auparavant ce que c’était que de donner le jour à un être humain. ». Cette réappropriation du corps féminin bouleverse et renverse ! 

                Un classique donc, à relire, ou à découvrir ! Et indispensable dans toute bibliothèque de science-fiction ou de dystopie !


La Kallocaïne, Karin Boye
Petite Bibliothèque Ombres



Les Brumes de l'apparence de Frédérique Deghelt

 Gabrielle, baignée dans un univers urbain, de l’apparence, où seul prime le visible et le tangible, découvre ses origines, quelque peu déroutantes : issue d’une famille de sorcières, elle hérite d’un terrain, à la campagne, transmise par une vieille tante. Elle souhaite vendre ce terrain qui ne représente qu’un passé inconnu, mais ce ne sera pas si simple. Le terrain, où deux maisons pleines d’esprits teintent les lieux d’étrangeté, est victime de la superstition des habitants. Il ne sera donc pas simple de trouver un acheteur. La dichotomie des deux demeures met en scène le combat entre le bien et le mal : l’une, petite maison de campagne simple et riante, l’autre grand manoir sombre et maléfique. L’agent immobilier qui vient au secours de cette femme perdue dans un monde qu’elle ne connait pas est aussi une figure du changement réussi, d’un retour aux valeurs de proximité, d’humanité et un retour à la nature à la fois écologique et humaine. Sur le chemin qui la renvoie vers Paris, chemin qu’elle refera de très nombreuse fois, elle fait une expérience qui bouleverse sa vie et ses convictions. Lors d’un accident de voiture, qui se déroule devant elle, elle apporte son aide aux victimes : en posant ses mains au-dessus des corps des victimes, elle les soulage de leur douleur. Puis se déplaçant vers les mourants, elle les accompagne dans le chemin de leur mort, leur apportant réconfort. Cette expérience déterminera son parcours futur.



Au chant de la rivière de la forêt des Brumes, Gabrielle se laisse aller à sa magie intérieure, et le lecteur se plaît à se tourner vers sa propre part de magie, de sorcellerie intime. Notre monde manque cruellement de cette magie, de la beauté de l’inattendue et de l’incompréhensible. L’incompréhensible crée angoisse, comme s’il nous plongeait dans l’obscurantisme. Mais quelle bonheur de retrouver la musique lancinante de nos capacités d’imagination. Il n’est plus question d’y croire mais de se donner accès au merveilleux du monde. Les Brumes de l’apparence nous prend par la main pour découvrir, en même temps que l’héroïne, notre forêt extérieure et intérieure.

                                Les Brumes de l’apparence montre le chemin vers l’acceptation de soi, du soi intérieur et intime, ainsi que de la part de l’inattendu et de l’indicible du monde. Et le lecteur suit cette libération et se libère lui-même de ses préjugés. Le topoï de la femme sorcière qui retourne à un état primaire, qui ouvre la brèche qui permet à la magie de se libérer. La féminité revendiquée par cet aspect inexplicable aurait pu tomber dans le cliché, mais Frédérique Deghelt évite de justesse cet écueil. Malgré quelques facilités, dans les événements qui nous paraissent parfois un peu invraisemblable, l’autrice nous permet d’accéder à un monde nouveau et de réfléchir sur notre perception du monde. La beauté du monde s’insinue dans le corps et l’esprit, et teinte tout l’univers visible et invisible. Seule la partie autour de l’ancêtre maléfique laisse quelque peu dubitatif. Non-nécessaire, cette partie tire le reste du texte dans le cliché, que l’autrice avait su éviter.

                Nous retiendrons la libération féminine dont l’éveil au monde lui permet de sortir du carcan du monde phallocentré et frustrateur. Le mari de l’héroïne, être proprement abject, image le monde de l’apparence. Chirurgien esthétique, il ne peut concevoir un autre monde que le sien : la féminité fait partie des mondes qu’il n’appréhende pas, qu’il oublie volontairement, qu’il nie pour mieux se hisser au premier rang. La libération des sens est une libération intime de la féminité.

                Un roman où la merveille nous émerveille et qui allumera des lucioles dans votre monde !

Les Brumes de l’apparence, Frédérique Deghelt
Actes Sud, Babel

Corps Désirable de Hubbert Haddad

                Où se trouve le siège de l’identité ? Est-ce dans notre cerveau,  notre tête ? Ou est-ce dans le corps ? Voilà la question que se pose Hubbert Haddad dans son roman aux allures de science-fiction. Corps désirable oscille entre rationalisme et sensualisme.



                Cédric, journaliste d’investigation qui met en danger l’industrie pharmaceutique, est victime d’un accident. Il plonge dans le coma, le pronostic vital est engagé, les médecins n’ont pas d’espoir. Jusqu’ici, rien d’anormal. Mais, c’est sans compter sur le père de Cédric, grand ponte d’un des plus grands groupes industriels dont il dénonce les abus. Ce père écrasant met en jeu toute sa fortune pour sauver la vie de son fils, et engage l’un des chirurgiens les plus novateurs dans le domaine de la greffe : il va greffer un nouveau corps à la tête de Cédric. Où est-ce la tête de Cédric qui sera greffée à un nouveau corps ? Là se dessine tout l’enjeu du roman.  

                Après cette greffe, ce sera la lente réappropriation ou au contraire le dessaisissement d’un corps qu’il ne connaît pas et qui semble lui-même le méconnaître. Le cerveau tente de recoller les morceaux d’une identité qui s’évapore. L’identité ne siège visiblement pas que dans notre tête, comme l’Occident l’impose. Le corps, ce corps mémoriel, où les sens ont laissé des traces indélébiles du passé, parle, et la tête ne le comprend pas, ou plus.  Le roman joue sur cette antinomie entre la tête et le corps, que nous passons toujours en second. Ce jeu s’inscrit aussi dans les lieux : lorsqu’il rentre dans son appartement parisien, Cédric cherche un retour à une identité connue, consciente, qui est celle de son cerveau. Mais, comprenant qu’il manque quelque chose, il laisse lentement son corps prendre les rennes de son existence. Il va tenter de trouver à qui appartenait ce corps qui n’est pas le sien en espérant retrouver une unité. Le premier signe de cette identité est un symbole sur son corps, un tatouage représentant un gonfalon sicilien. Il s’embarque alors pour la Sicile. Ce passage vers une île de la méditerranée marque l’entrée de l’homme dans la sensibilité et la sensualité du corps. Une femme reconnaîtra ce corps, celui de son amant. Il vivra d’étranges et fabuleuses nuits d’amour avec cette femme qu’il ne connaît pas, mais que son corps reconnaît.

                Le corps est aussi question de désir. Lorna, la femme de Cédric, se posera la question de ce corps désirable qui la pénétrera. De même, voyant l’ardeur avec laquelle sa femme lui fera l’amour, Cédric doutera. A quel homme se donne-t-elle ainsi ? Est-ce à ce corps robuste et beau, ou à sa tête, qui le représente en tant qu’individu ?

                Un roman étonnant, une langue superbe qui dit juste, qui questionne poétiquement tout en gardant la technicité de la science-fiction. Un ovni littéraire !


Corps désirable, Hubbert Haddad, Zulma

A signaler : Ma, un deuxième roman d'Hubbert Haddad sorti presque en même temps que Corps désirable, est un roman très beau sur la marche, le désir de vie ou de mort, sur le Japon. 

La Chair du Temps de Belinda Cannone

La Chair du Temps, c’est l’histoire d’un vol : le vol de la mémoire et des souvenirs. L’auteur, Belinda Cannone, découvre les traces d’un cambriolage en rentrant dans sa maison des champs. Outre l’absence du lecteur DVD et l’ordinateur, elle constate la disparition de ses malles contenant ses journaux intimes, écrits depuis l’âge de douze ans, ses photos et sa correspondance. Sur ce vol, aucune piste. Elle commence alors ce journal extime, tentant de comprendre.

Dans ce livre, outre le questionnement de la blessure infligée par le vol, nous suivons le processus de création. Lorsqu’elle entame ce journal, Belinda Cannone ne sait pas encore ce qu’il deviendra ; elle ne conçoit ni sa forme, ni sa valeur, ni encore son destin : « Je ne sais ce que je suis en train de faire. Me consoler, certainement. » Très vite, il devient exploration intime, et universelle, car l’autrice cherche toujours à faire jaillir de son expérience et surtout de ses fictions les mouvements universels de l’humain :

 « Je voulais évoquer mes carnets comme lent dépôts de l’histoire individuelle, et dire que la culture de soi manifestée par le journal n’avais jamais empêché que je puisse me tenir dans cette zone des « secrets communs » où je rejoins l’humanité même. »

Le journal devient alors une interrogation sur la mémoire : « Ce que je fais aussi, peut-être, en écrivant ces pages : comprendre comment le temps nous traverse. Comprendre en quoi nous sommes faits de la chair du temps, c’est-à-dire de mémoire. » Il explore et sonde donc la mémoire, la manière de la fixer, son rôle dans notre constitution psychique. L’autrice questionne sa mémoire infidèle : « Ma mémoire, elle, n’est guère plus certaine qu’un songe. » Elle, pour qui la mémoire s’efface, se dérobe, la perte de ces journaux intimes et journaux-laboratoires représente la perte d’elle-même : « l’effacement de ma vie, c’est-à-dire du récit de la construction de l’individu Belinda ». Le journal extime serait-il donc un objet de consolation ? La consolation signifierait l’apaisement de la douleur, la réparation de la blessure par une substitution. Comment substituer tant d’années de vie et de travail ? Opération impossible. Elle doit alors entamer un processus de deuil. Il faut faire le deuil de son passé, de ses souvenirs, dont ne restera plus que des images floues, imprécises. Au début du journal, elle déclare : « Etre la même et une autre : ce qui arrive lorsqu’un deuil nous frappe », entamant par l’écriture, un retour vers la vie. Car, ce qui la pousse à faire le deuil, c’est bien son désir de vie si fort. Tout bon écrit est avant tout un combat contre les forces de la mort. Elle conclut :

« Mais rien ne peut m’empêcher, sauf à être mourante, de ressentir encore le désir de vivre, désir d’user de ma lunette astronomique et de mon microscope pour scruter le monde, d’être dans l’invention de demain, dans la danse. »


Et nous l’en remercions ! 

Belinda Cannone, La Chair du Temps, Stock



Décoloniser l'esprit de Ngugi wa Thiong'o, pour une politique linguistique et littéraire africaine

 Décoloniser l’esprit est un essai littéraire et politique de Ngugi wa Thiong’o, auteur kenyan exilé aux Etats-Unis. Cet essai est un « un adieu à l’anglais ». Après sa publication, il n’écrira plus qu’en kikuyu, l’une des nombreuses langues kenyanes. Dans ce texte, Ngugi wa Thiong’o réfléchit la littérature à partir de la langue d’écriture. L’anglais est devenu la langue de la littérature kenyane à cause de la colonisation et du néocolonialisme. Plusieurs questions sont alors posées : Qu’est-ce que la littérature africaine ? Quelle langue choisir pour écrire ? Le choix de la langue est-il politique ?

            L’essai est divisé en quatre grands chapitres mais qui ne forment que trois parties : la première est théorique et concerne la réflexion sur la littérature africaine et la question du choix de la langue. Le deuxième et troisième chapitres concernent l’expérience littéraire de Ngugi wa Thiong’o, l’un sur son écriture et sa pratique théâtrale, l’autre sur sa pratique romanesque. Enfin le quatrième chapitre forme une sorte de bilan conclusif qui mêle la réflexion et l’expérience.


La langue, un choix politique ?

Pour Ngugi wa Thiong’o, le choix de la langue s’inscrit dans une démarche politique. Les premiers mots de l’essai porte cette réflexion : « On ne peut pas s’interroger sur la littérature africaine ni sur la langue dans laquelle est écrite sans réfléchir aux enjeux politiques d’une telle question ». La question essentielle est de savoir si la littérature africaine doit s’écrire dans la langue considérée comme littéraire, celle de la colonisation ou dans les langues africaines.


Les colons ont pendant longtemps opposé les langues : d’une part la langue des colons, langue de l’élite et de la littérature et d’une autre la langue des colonisés, considérée comme secondaire, voire dangereuse, et surtout fixée comme une langue pauvre, à l’image ses locuteurs, qui ne véhiculent rien de transcendant, d’idéal, incapable de philosopher. C’est bien ce que Ngugi wa Thiong’o rejette violemment. Il existe une philosophie véhiculée par les langues africaines et même des techniques narratives propres : « L’histoire dans l’histoire était presque la norme dans les conversations entre paysans. En fin de compte les jeux de points de vue de Conrad étaient moins éloignés des pratiques narratives quotidiennes que le schéma linéaire classique ! »

L’utilisation de la langue maternelle est le sujet d’humiliations : « être surpris à parler kikuyu à proximité de l’école devint une épreuve affreusement humiliante ». A l’inverse, l’anglais se hausse aux sommets du savoir : « L’anglais devint la mesure de l’intelligence en lettres, en sciences et dans toutes les branches du savoir. L’anglais devint, pour chaque enfant, le principal critère de réussite au sein du système scolaire. » Cette humiliation s’inscrit jusque dans l’apprentissage de la philosophie et l’exercice de la raison. Les programmes scolaires donnent une place écrasante aux auteurs européens, qui délivrent un message tout aussi humiliant que les professeurs :

« Mais le pire était l’image que les langues imposées à l’enfant lui renvoyaient de son propre monde. Il n’apprenait pas seulement à associer la langue de son peuple à l’infériorité sociale, à l’humiliation, aux châtiments corporels, à des formes d’intelligence et d’aptitudes foulées aux pieds, voire purement et simplement à la bêtise, l’incohérence et la barbarie ; tout cela s’étayait de théories qu’il rencontrait dans les œuvres de grandes figures du racisme comme Rider Haggard ou Nicholas Monsarrat, sans parler des jugements à l’emporte-pièce qu’il trouvait chez certains monuments de la culture et du panthéon philosophique occidental comme Hume (« le nègre est par nature inférieur aux Blancs »), Thomas Jefferson (« les Noires sont inférieurs aux Blancs quant aux dons du corps et de l’esprit ») ou encore Hegel, pour qui l’Afrique est pareille à une terre restée en enfance et encore enveloppée, du point de vue du développement de la conscience historique, de ténèbres excluant que rien de profitable à l’humanité ait la moindre de chance d’y être jamais découvert. »

Comment construire après cela, une fierté de la langue maternelle, un orgueil identitaire, une volonté de promouvoir la richesse culturelle d’une société ainsi humiliée ?

Pour Ngugi wa Thiong’o tout ceci passe par la réappropriation de l’expérience culturelle commune par les langues africaines dans la littérature.

La littérature en langue africaine devient une arme dans la lutte contre l’ordre néocolonial et impérialiste : « Je crois qu’écrire en kikuyu, langue kenyane, langue africaine, est une façon de contribuer, à ma modeste échelle, au combat des peuples kenyans et africains contre l’impérialisme. » Son combat pour la liberté prend une forme littéraire.

Dans une démarche marxiste, Ngugi wa Thiong’o considère que la révolution sociale et culturelle viendra du peuple, des ouvriers et paysans. En écrivant en kikuyu, il partage une expérience commune avec le peuple qui parle cette langue qui est la langue de la paysannerie. Ainsi, « certains commencent à regarder en face la désagréable évidence formulée avec tant de violence polémique, il y a vingt ans, par Obi Wali : la littérature africaine ne pourra s’écrire qu’en langue africaine, c’est-à-dire dans la langue des paysans et des ouvriers africains qui, rassemblés, représentent la majorité vivante de nos pays et les acteurs incontournables de la rupture à venir avec l’ordre néocolonial. » Car ce sont eux qui font de la langue africaine, avec sa culture et sa philosophie, une langue vivante, qui constitue une identité en dehors de l’ordre néocolonial : « Ce sont les paysans et les ouvriers qui font bouger la langue et inventent sans cesse de nouveaux accents, de nouveaux proverbes, de nouvelles expressions. » La réappropriation identitaire passe donc par la langue populaire.

Pour Belinda Cannone, la langue peut représenter l’identité du locuteur, comme un territoire à la fois personnel et commun, loin d’un quelconque nationalisme. La langue peut devenir la terre maternelle, celle qui berce et rassure, qui enrichit et fait grandir. Belinda Cannone, dont la famille sicilienne a successivement immigré en Tunisie puis en France ne sent chez elle nulle part. Sa seule terre est sa langue : « Non, cette terre n’était pas à moi (si elle était à quelqu’un), mais la langue, oui, la langue était mienne. » Elle construit alors une identité linguistique : « C’est pourquoi, quand on me demande ce que je suis (française ? italienne ? – jamais suédoise curieusement), je dis que je suis Malangue. » Et elle ajoute dans La Chair du temps, où elle cite l’article, « La vérité de mon identité tient dans la matérialité de ma langue et de ma culture, le reste n’est que poésie artificielle. » Et c’est ce qui fait le drame africain. L’identité qui se trouve dans la culture et dans la langue se trouve bafouée, écrasée, humiliée par la langue imposée.




La langue comme médium de l’expérience

La langue est aussi le support de l’expérience. Elle permet de la réfléchir, de la partager et de l’enrichir. Selon Ngugi wa Thiong’o, avec une fracture entre la langue de l’école, de la société extérieure et la langue de la famille et des champs, l’enfant n’acquiert plus une intelligence de l’expérience sensible :


 « Dans la plupart des sociétés, langue écrite et langue parlée sont identiques. Ce qui est écrit sur le papier peut être lu à n’importe qui : c’est la langue que chacun a parlée en grandissant. Dans ce type de société, il existe une harmonie entre les deux sphères : l’interaction de l’enfant avec la nature et avec ceux qui l’entourent passe par des mots qui sont à la fois le produit et le reflet de cette interaction. La sensibilité de l’enfant s’exprime dans la langue qui est celle de son expérience quotidienne. »

Mais ce n’est pas le cas dans les pays d’Afrique, où l’enfant ne peut plus partagée son expérience intime, personnelle, familiale dans la sphère sociale et en tire un sentiment d’humiliation qui le mène à considérer la langue sociale comme la seule valable et à dévaloriser son expérience personnelle. Alors, « Apprendre, pour l’enfant des colonies, devint une activité cérébrale et cessa d’être une expérience sensible. »
Le rejet de la langue maternelle n’est pas seulement un frein à la réflexion de l’expérience personnelle mais également un obstacle à la perpétuation et au partage d’une expérience collective qui forme l’histoire d’une culture : « Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire. »



Pour conclure, je citerai les dernières phrases de Décoloniser l’esprit :

 « L’appel à la redécouverte et à la revalorisation des langues africaines est un appel aux retrouvailles avec les millions de voix révolutionnaires d’Afrique et du reste du monde. C’est un appel à la redécouverte du véritable langage humain : celui de la lutte. Ce sont les luttes qui nous construisent. Sans elles nous n’aurions pas d’histoire, pas de langage, pas d’être. Elles peuvent naître partout, de chacun de nos actes : à nous de faire partie des millions d’hommes et de femmes qui, comme le disait le poète guyanais Martin Wyle Carter, ne dorment pas pour rêver, mais rêvent de changer le monde. »


Un essai essentiel pour comprendre la littérature africaine et ses enjeux.



Décoloniser l'esprit, Ngugi wa Thiong'o, La Fabrique

Désorientale de Négar Djavadi

COUP DE FOUDRE de la rentrée littéraire !

            Désorientale est un roman passionnant, envoûtant, frissonnant, ahurissant… Bref, une fois commencé, on ne peut plus le lâcher.

            Ce premier roman de Négar Djavadi nous conte l’histoire d’une famille iranienne. A partir du récit de la narratrice, nous traversons, telle une véritable saga, l’histoire de trois générations, principalement centrée autour des femmes de la famille. Quand le roman début, la narratrice est installée dans la salle d’attente d’une clinique. Afin de nous expliquer ce qui l’a amené ici à ce moment précis, elle nous raconte l’histoire de sa famille, à grands coups de digressions, flash-backs, et autres jeux temporels. Nous sommes emportés, tels des poupées de chiffons dans le grand tourbillon de l’Histoire, comme la famille Sadr elle-même.




            La force de ce récit passe par cette prise en charge du lecteur, que la narratrice prend par la main, lui faisant vivre avec violence son histoire, tout en ne l’oubliant pas sur le bord de la route (on notera avec plaisir les apostrophes de la narratrice à l’égard de son lecteur).

            Mais sa force est aussi contenue dans les thématiques développées tout au long du récit et qui forment des fils tracés dans le temps fictionnel et dans le temps de la lecture : l’histoire familiale et la prise d’une vie individuelle dans l’Histoire commune, le questionnement autour du statut de la femme, la question de l’intégration et de la désintégration, très à la dernière thématique : la quête identitaire de la narratrice.

La vie de la famille Sadr est constamment prise dans l’histoire de l’Iran. Les parents de la jeune Kimiâ, narratrice du roman, s’oppose violemment au pouvoir politique. A travers la famille, c’est un autre visage de l’Iran que Négar Djavadi nous fait découvrir. Elle connaît les préjugés du lecteur, puisqu’elle s’inspire de sa propre existence. Et c’est non sans humour qu’elle nous met devant nos clichés :

« Là, je peux lire l’étonnement dans vos yeux : les Iraniens connaissaient Columbo ?! Dites-vous qu’à partir du moment où les Etats-Unis mettent une main autoritaire sur la politique d’un pays, de l’autre ils lui fourguent toute sorte de produits militaires, industriels, culturels ou alimentaires. Ce n’est pas de la rigolade l’impérialisme ! » (p.103)

A travers ce genre de remarques, que l’on impute soit à la narratrice soit à l’auteur, le lecteur prend de la distance par rapport à ce qu’il croit savoir de l’Orient. Et découvre aussi, toutes les manigances occidentales qui ont aidé à plonger l’Iran dans son état actuel.

            Cette histoire est surtout une histoire de femmes. Car la narratrice donne la parole et raconte l’histoire des femmes de sa famille. De la grand-mère, Nour, à Kimiâ, en passant par la mère, et les sœurs, la narratrice questionne le statut de la femme dans la société iranienne, mais plus tard dans la société française. Ainsi, la maternité, qui est un des sujets centraux de cette réflexion, semble être un passage obligatoire pour toutes les femmes :


« A peine cette déduction a-t-elle traversé mon esprit que je songe à une réflexion de Sara au sujet d’un couple de voisins, les Hayavi, mariés de longue date, mais sans enfant. « Bien sûr que c’est lui qui est stérile. Si c’était elle, il aurait divorcé depuis longtemps ! » Voilà toute la condition de la femme iranienne esquissée en deux phrases. » (p.70).

            Mais très vite, une question se pose autour de cette question de la féminité. Car petit à petit, l’on découvre que la jeune narratrice se distingue de ses sœurs. Par ce que son père et sa grand-mère maternelle attendaient un garçon, Kimiâ se retrouve dans un entre-deux identitaires, entre fille et garçon. Un entre-deux originel, que la famille explique soit par la religion (la grand-mère paternelle meurt au moment de sa naissance et transforme le garçon à naître en une fille) ou socialement (le père ayant tellement envie d’un garçon éduque sa fille comme un homme).

« Personne ne sait comment élever l’entre-deux,  se dépatouiller avec l’à-peu-près. » (p.219).

            Cet entre-deux existentiel va se concrétiser davantage encore lorsque la famille, menacée par le pouvoir en place, se voit obliger de quitter l’Iran pour la France. Francophiles, il ne se sente pas totalement étranger. Le traitement de l’intégration m’a paru tout à fait juste, et souligne la difficulté de l’immigration, peu importe ce que l’on en dit :

« Cette cicatrice qui traverse mon vocabulaire est ma seule coquetterie, mon unique résistance face à, disons, mes efforts d’intégration. J’emploie cette expression par commodité, parce qu’elle vous parle, même si, biberonnée dès l’enfance à la culture française, je ne me sens pas concernée par le sens qu’elle véhicule. D’ailleurs puisque nous en parlons, je trouve qu’elle manque de sincérité et de franchise. Car pour s’intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d’abord, du moins partiellement, de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier. Tous ceux qui appellent les immigrés à faire des « efforts d’intégration » n’osent pas les regarder en face pour leur demander de commencer par faire ces nécessaires « efforts de désintégration ». Ils exigent d’eux d’arriver en haut de la montagne sans passer par l’ascension. » (p.114).

« Croyez-moi, personne ne rate l’étranger. […] La langue est assurément le moyen le plus facile de le coincer de l’enserrer jusqu’à ce que sa façade de normalité acquise de longue lutte craquelle et pendouille sur son corps embarrassé. » (p.120).

            Ce roman est donc proprement captivant. Il nous découvre l’Histoire iranienne, ses traditions, ses conflits politiques. Mais j’ai apprécié que l’auteur ne se laisse pas aller au récit historique. Seules les notes (que le lecteur a la liberté de ne pas lire) s’inscrivent dans une approche historique. La famille Sadr traverse l’histoire, et c’est par ses yeux, ses gestes, ses engagements que nous appréhendons les conflits. Négar Djavadi a réussi à redonner vie à l’Histoire de son pays, pour nous faire comprendre ses ravages sur la vie des habitants.

            Un roman à ne surtout pas manquer !





Désorientale, Négar Djavadi, Liana Lévi






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